Une façon de taguer { Je t'aime }
Conté dans la cité : Farid revient d'une virée avec son « frangin ». Il dépose son engin devant l'entrée de sa montée, la montée B. En allant retirer le courrier de sa boîte son regard attiré par des lettres taguées sur le mur de l'escalier : « B comme Bethsabée ».
Pour lui, ce graffiti incompréhensible n'a pas de raison d'être. Il se dit que son pote Kader a dû faire encore des siennes dans son H.L.M. Il prend le courrier pour éviter à sa mère de descendre surtout depuis son mal de hanche. Comme les gars de la cité, il a l'habitude de prononcer la formule consacrée « nique ta mère » ;
ça commence à le gêner.
Comme d'habitude, il y a plus de pubs que de lettres. Comme il passe devant le local à poubelles avant de monter il les trie avant de les jeter. Comment sa mère peut-elle les faire siennes ? En achetant toutes ses courses dans la cité, elle fait l'économie de marcher.
Comme il n'a pas encore trouvé de travail Farid habite chez elle. Dès qu'il le pourra, il louera un appartement dans une des montées avec une fille du quartier ; c'est son idée.
En jetant un coup d’œil sur la poignée de publicités son regard est appâté par le première du paquet, un montage avec une super poupée et un message,
« Rencontre assurée avec Bethsabee.com » D'habitude, il jette ce genre de papier ;
il n'a pas besoin de ça pour contacter les meufs. Celles de la cité conviennent.
Cette fois-ci, un mot l'intrigue : « Bethsabée», citée dans sa cité. C'est la deuxième fois qu'il la voit depuis son entrée dans sa montée. Kader a dû se brancher sur ce site pour connaître le contenu ; puis, il a dû se lâcher
en maculant, ni vu, ni connu, une cage d'escalier. Pourquoi dans la montée de Farid ? Kader habite à côté, dans la monté D. Il est clair qu'il ne peut pas le faire dans la sienne vu qu'il est repéré. En se connectant à cette idée, Farid clique sur une autre réalité : dans la même montée, il y a aussi sont pote de virée qui vient de s'y installer. Avant de louer seul son appartement, il logeait, lui aussi, chez ses parents qui viennent de Tourcoing.
Ils habitent plus loin, dans la montée Z, à l'autre bout de la cité. Farid considère son meilleur copain comme un frangin. Pourtant, ils ne se ressemblent guère. Son « frère » a la peau très claire. Il est blond avec des cheveux mi-longs. Il est fin et musclé et plus âgé. Il ressemble à des gars qu'on voit sur des magazines montrant leur bobine. Il présente bien.
Il sait parler aux habitants de la cité sans frimer. Pourtant, il a son appartement, à vingt ans. Il vient de décrocher un bon boulot avec son bac pro. En se filmant tout ça Farid a envie de réaliser la même chose. Il reprend sa route vers la porte de l'ascenseur. Parfois, il monte à pied ; ça dépend de tellement de choses. Sa mère loge au septième, le dernier.
Au moment de poser un doigt sur le bouton il voit le carton griffonné qui sanctionne toujours la même chose : « en panne ». Encore bloqué ! Ça va encore durer. Ça commence à faire. Farid, cette fois-ci, n'a pas envie d'escalader l'escalier après sa virée. Il préfère rentrer sans tarder pour voir sa mère et retrouver son portable laissé sur son lit, pressé d'appeler Kader pour dialoguer avec lui et l'aider à visionner son inconséquence.
Ça commence à faire. En bas de l'escalier, un scénario se met à le distraire :
la soirée passée, la veille, avec son blondinet de frère, défile sur l'écran séquencé de ses pensées, filmées au gré de leur virée dans la boîte du quartier d'à-côté.
Les propriétaires viennent de changer. Le « repaire » s'appelle désormais
« La Rencontre ». Là-bas, ils se sont retrouvés nez à nez avec une fille de la montée F, Fatima. Fatima a tout ce qu'il faut où il faut. Elle est balancée comme les nanas des bandes dessinées. Ils ont dansé, bu, re-dansé et re-bu.
Les frangins ont fini par la raccompagner. Quand ils sont passés devant la montée D ils ont cherché à l'attirer dans l'appartement de David. Ce qui devait arriver est arrivé mais dans l'escalier. Ils étaient tellement beurrés que Farid ne souvient guère de ce qui s'est passé. Sept étages à grimper ! Farid se dit que ce serait mieux d'aller directement chez Kader. Il verra sa mère tout-à-l'heure, pour la fête des Mères.
Il se dirige vers la montée D quand il voit David en sortir : « Farid, j'allais te chercher : elle est là, chez moi.» « Qui ? » La fille d'hier soir, Fatima. « Qu'est-ce qu'elle fait chez toi ? » « Elle est tellement divine que j'avais envie d'y revenir ». Je l'ai appelée et elle est venue. Elle ne s'est pas fait prier mais, une fois chez moi, elle ne voulait plus et elle m'a demandé ce que tu étais devenu. Je lui ai dit que tu es mon frangin ; elle ne m'a pas cru et je suis venu. Je crois que tu lui as plu. Je te laisse ma turne mais je reviendrai me préparer avant d'aller bosser.»
Farid ne comprend pas ce qui s'est passé. Fatima est tellement désirée qu'il se met à avaler les marches quatre par quatre sans penser qu'à la montée D l'ascenseur peut l'aider.
Arrivé au quatrième, il pousse la porte entrouverte de l'appartement de David, il suit le rapide couloir qui va jusqu'à celle de sa chambre, elle est entrebâillée. Quand elle s'ouvre complètement Farid a le choc de sa vie. Fatima l'attend là, sur le lit, les jambes écartées en V comme pour lui dire qu'il n'a rien à dire. L'imaginaire de l'enfant de Voltaire virevolte et le « V » divin devient « Vient vite ». Fatima ne dit rien. Son corps parle si fort que Farid préfère se taire. Il choisit de faire comme dans le bouquin confié, la fois dernière, par son copain de « frère ». Cette fois-ci, son premier désir est de caresser comme il convient, puis de glisser le bout rosi de ses lèvres sur la peau colorée, puis d'embrasser chacun des orifices et de les lécher, puis de sucer toutes les extrémités et de les titiller, puis d'honorer la bouche de Fatima comme si chaque baiser était le dernier, puis de la pénétrer avec douceur et vigueur alternées et puis, surtout, pour la toute première fois, de demander à Fatima quelles sont ses envies. Farid explore le corps désiré avec l'ivresse de l'apprenti.
Charmé, inspiré, son regard se pose sur les formes de sa « Bethsabée* ». Comme il est heureux d'aimer lire et d'avoir un frangin comme copain et de savoir que Fatima l'aime bien. Après s'être demandé ce qui avait bien pu se passer, la nuit passée, pour que Fatima soit là dans ses bras, il choisit de s'abandonner aux désirs de sa bethsabée. Il a oublié qu'il est venu voir Kader pour lui demander de s'expliquer au sujet des lettres bombées dans la cage d'escalier. Comme convenu, il entend David remonter. Au moment de poser son dernier baiser sur un bouton de rose tatoué sur l'épaule, il a l'impression de rêver en voyant les pétales s'écarter. Il sent la voix de Fatima se mêler à sa bouche et dessiner des mots qu'il entend pour la première fois, des mots presque proscrits de la cité, des mots tagués sur le silence de la chambrée, des mots sacrés :
« Je t'aime ».
Un pétale s'est posé sur le lit de David.
«*Elle parût nue dans la fêlure de la nuit, parée du seul regard de l'amant...