Hadrien
Vienne, le 13 juillet 1789
Chère Faazella, ma sœur adorée,
J'ai mes dix-neuf ans aujourd'hui. Je prends la plume pour évoquer des souvenirs, si chers à mon cœur et à mon âme. Je crois qu'il n'y a que toi qui peux comprendre à quel point ces mots ont de l'importance pour moi. En ce jour anniversaire, je voulais te parler de notre Père. Rappelle-toi comme je le trouvais petit et fin quand j'étais gamin. Son corps ressemblait à celui d'un enfant. Rappelle-toi, quand il se préparait à monter en scène, il enfilait son habit avec la délicatesse et l'assurance d'un torero comme s'il entrait dans une arène. Rappelle-toi, il essayait sa voix en lâchant les sons dans l'enclos. Chacune de ses échappées était une œuvre achevée.
Il aimait la déposer dans nos oreilles, nous donner ce moment privilégié que nul autre ne pouvait partager. Il aimait prolonger cet instant en mélangeant les notes à l'air de sa loge comme si cet espace était la seule terre qu'il s'appliquait à cultiver. Il cherchait peut-être à honorer de cette façon ses pensées pour Voltaire. Rappelle-toi, il prenait le temps de délier son chant. Il cherchait à cerner l'éther de la note, à capter les éléments de l'ambiant, à doser les atomes du moment, à rencontrer son public dans l'alchimie de l'instant. Des gens allaient l'aduler comme un enfant. Sa glace nous renvoyait cet espace de bonheur. Rappelle-toi, quand il avait fini de préparer son entrée, il attendait qu'on lui dise d'y aller. Rappelle-toi la levée de rideau dans « Orphée », le silence d'admiration. Rappelle-toi la levée d'applaudissements à la fin de la représentation. Rappelle-toi comme il aimait notre présence dans la salle chaque fois qu'il paraissait. Rappelle-toi notre plaisir répété de l'écouter dévoiler la portée. Rappelle-toi les tournées, ses succès avec celles qui l'admiraient. Rappelle-toi la jeune princesse qui venait le voir dans son royaume à quatre pans. Rappelle-toi comme il nous arrivait de respirer les restes fins de ses parfums. Rappelle-toi quand nous nous mélangions à la foule, à la sortie du théâtre, pour entendre ceux qui parlaient de lui. Rappelle-toi quand les lettres de son nom emplissaient le visage de celles et ceux qui se collaient à l'affiche. Rappelle-toi comme il aimait que nous, ses enfants, lui rappelions ces moments où son chant emplissait notre temps. J'attends des mots de Toi ou des notes sur la portée. Crois-tu qu'il pourra chanter dans la première de Cosi fan Tutte ? As-tu trouvé ce que tu cherchais à Paris ? Je t'embrasse.
Hadrien