Nobaru Mezgo
Ce premier janvier mil sept cent quatre-vingt-dix, ta vie est à Vienne. Revois-tu ce moment-là ? Pour la première fois, depuis que tu ne chantes plus, tu retrouves la salle de l'opéra. Quand tu t’es assis dans le fauteuil rembourré un sentiment de repos tardait à venir. L’assise aux couleurs d’éternité t’a enveloppé comme pour te dire « Ta place est là. » Tu cherches avec le haut de ton dos à mouler le tissu de ton trône. Ta vie nouvelle prend forme. Ce plaisir de t’engoncer confortablement en attendant la levée du rideau se confond à ton désir de bondir pour revenir sur les tréteaux et dire tout haut : « Je suis Nobaru Mezgo.»
Ce premier janvier, c’est la première de « Cosi fan tutte. » Tu viens de fêter l’âge d’arrêter. Les années accumulées t’ont empêché de jouer le rôle de Ferrando. Quelques mois après les événements de France, le calendrier t’oblige à décréter ta révolution, là, dans cet opéra, le temps d’une représentation.
Il te faut accepter que le tissu tendu, au-dessus de la scène, recouvre ton passé. Quand il s’ouvrira sur la création de Mozart et de Da Ponte il te faudra regarder tes anciens compagnons jouer et chanter sans pouvoir participer à cette communion. Tu te dis : « Mozart est là, pas très loin de moi. Pour lui aussi, c’est une première fois.» Il découvrira comme toi l’ouvrage comme si ce travail naissait des voix et des corps qui s'offrent à vous. Emporté par le sillage des sons et des évolutions, tu accueilleras la passion de tes compagnons comme si une part t’appartenait. Ne leur as-tu pas communiqué ton désir de communier ? Tu sais que la passion ne se divise pas. N'est-elle pas, pour toi, un mot que tu aurais aimé ajouter au livret de tous les mots que tu as chantés ? Ce mot, n'était-il pas, pour toi,
l' « aleph », la pyramide de l'imaginaire, piquetée d’une infinité de beautés, incrusté de portées de ton chant si beau ? Il te faut laisser le rideau accomplir sa mission, laisser les porteurs de l’indicible se rendre visibles, laisser la magie de l’opéra t’enserrer dans ses bras et…t’abandonner.